Conseil d’Etat, avis n° 405540 du 15 septembre 2022

Code : Commande Publique

 

Conseil d’Etat, avis n° 405540 du 15 septembre 2022

En ce qui concerne le cadre juridique applicable à l’indemnisation de l’imprévision :

16. Aux termes du 3° de l’article L. 6 du code de la commande publique, applicable aux contrats entrant dans le champ de la commande publique qui ont le caractère de contrats administratifs : « Lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l’exécution, a droit à une indemnité ». Le Conseil d’Etat relève que ces dispositions, à la différence de celles des 1°, 4° et 5° du même article relatives respectivement aux pouvoirs de l’autorité contractante de contrôle sur l’exécution du contrat, de modification unilatérale et de résiliation unilatérale, ne précisent pas que l’indemnisation de l’imprévision est octroyée dans les conditions prévues par le code, qui ne peut en conséquence être regardé comme la régissant.

17. Le législateur ayant entendu codifier la jurisprudence du Conseil d’Etat sur l’imprévision (CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, n° 59928 ; CE, 21 octobre 2019, Société Alliance, n° 419155), sans y déroger ni en préciser les conditions d’application, les principes que cette jurisprudence a dégagés demeurent. Parmi ces principes figure celui selon lequel l’indemnisation de l’imprévision a pour objet de permettre d’assurer la continuité du service public, ce qui implique que seul le cocontractant qui continue à remplir ses obligations contractuelles et subit, de ce fait, un déficit d’exploitation, a droit à une indemnité. Il est aussi jugé que l’indemnité d’imprévision doit rester provisoire et que, si les événements ayant justifié son octroi perdurent, le caractère permanent du bouleversement de l’équilibre économique du contrat fait obstacle à la poursuite de son exécution, de sorte que l’imprévision devient un cas de force majeure justifiant la résiliation de ce contrat.

18. Ainsi, il y a lieu de considérer que le droit à indemnité que détient l’entrepreneur au titre de l’imprévision, en vue d’assurer la poursuite de l’exécution du contrat et ainsi la continuité du service public, n’est pas remis en cause par les dispositions issues des directives du 26 février 2014 permettant et encadrant la modification des marchés ou des contrats de concession en cours, qui ne créent qu’une faculté pour le titulaire d’un marché ou le concessionnaire de demander la modification de son contrat, notamment lorsqu’elle est rendue nécessaire par des circonstances imprévisibles. Inversement, ce droit à indemnisation extracontractuel ne fait pas obstacle à la mise en œuvre de ces mêmes dispositions.

En ce qui concerne l’articulation des différents remèdes à la situation résultant de circonstances imprévisibles :

S’agissant de la modification du contrat :

19. Afin de remédier à une situation résultant de circonstances imprévisibles, il est possible, en premier lieu, de modifier les marchés et contrats de concession (CE, 14 janvier 1955, Société La Fusion des gaz, n° 75236). Ainsi qu’il a été dit aux points 4 à 8, ces modifications peuvent concerner, sur le fondement des dispositions du code de la commande publique, sous réserve qu’elles ne changent pas la nature globale du contrat, tant les caractéristiques et conditions d’exécution des prestations que le prix ou les tarifs, leur montant ou les modalités de leur détermination, ou encore la durée initialement convenus. Les contrats peuvent aussi être modifiés afin d’y introduire une clause de variation des prix ou de réexamen si le contrat n’en contient pas, ou de faire évoluer une clause existante qui se serait révélée insuffisante.

20. De telles modifications des marchés et contrats de concession doivent respecter le cadre juridique posé par les dispositions citées aux points 1 et 2 relatives aux modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles, dans les conditions précisées aux points 9 à 11. Le Conseil d’Etat estime qu’un même marché ou contrat de concession, passé par un pouvoir adjudicateur, peut faire l’objet d’autant de modifications d’un montant maximal, chacune, de 50 % du montant du contrat initial qu’il y a d’événements imprévisibles distincts dont le déficit d’exploitation est la conséquence directe. Les modifications successives ne doivent cependant pas avoir pour objet de contourner les obligations de publicité et de mise en concurrence, ce dont il se déduit que les modifications envisagées doivent être strictement limitées, tant dans leur champ d’application que dans leur durée, à ce qui est rendu nécessaire par les circonstances imprévisibles pour assurer la continuité du service public et la satisfaction des besoins de la personne publique.

21. Le Conseil d’Etat rappelle enfin que l’autorité contractante n’a aucune obligation de conclure avec son cocontractant un nouveau contrat comportant notamment des prix plus élevés que ceux du contrat initial (CE, Sect. 5 novembre 1982, Société Propétrol, n° 19413). Ainsi, s’il est toujours loisible à l’entrepreneur, en cas de circonstances imprévisibles bouleversant l’économie du contrat, de présenter à l’autorité contractante une demande de modification des clauses financières du contrat, il n’a pas de droit à obtenir la révision de ces clauses, mais uniquement une indemnité pour charges extracontractuelles qui, en cas de désaccord de l’autorité contractante, lui sera octroyée, le cas échéant, par le juge. S’agissant de la conclusion d’une convention dont le seul objet est l’indemnisation des charges extracontractuelles :

22. En second lieu, le Conseil d’Etat considère que les parties peuvent conclure, sur le fondement de la théorie de l’imprévision, une convention d’indemnisation dont le seul objet est de compenser les charges extracontractuelles subies par le titulaire ou le concessionnaire en lui attribuant une indemnité (CE, 17 janvier 1951, Hospices de Montpellier, n° 97613), afin qu’il puisse poursuivre l’exécution du contrat pendant la période envisagée. Celle-ci ne peut être que temporaire et la convention doit précisément la fixer. La convention d’indemnisation, qui permet de maintenir un certain équilibre contractuel en indemnisant l’opérateur économique qui, malgré la situation tout à fait exceptionnelle à laquelle il est confronté, poursuit la prestation initialement prévue, n’a ni pour objet ni pour effet de modifier les clauses du marché ou du contrat de concession ni les obligations contractuelles réciproques des parties, ni d’affecter la satisfaction des besoins de l’autorité contractante, qu’elle vise précisément à préserver. Dès lors, cette convention d’indemnisation, de même d’ailleurs qu’une décision unilatérale de l’autorité administrative fournissant une aide financière pour pourvoir aux dépenses extracontractuelles afférentes à la période d’imprévision (CE Ass. 9 décembre 1932, Compagnie des tramways de Cherbourg, n° 89655), ne peut être regardée comme une modification d’un marché ou d’un contrat de concession au sens des dispositions du 3° des articles L. 2194-1 et L. 3135-1 et de celles des articles R. 2194-5 et R. 3135-5 du code de la commande publique. Par suite, elle n’est pas soumise aux conditions et limites posées par ces dispositions, mais uniquement à celles prévues par les dispositions du 3° de l’article L. 6 du même code qui codifie la jurisprudence administrative sur l’imprévision.

S’agissant de l’octroi par le juge d’une indemnité d’imprévision :

23. En troisième et dernier lieu, pour compenser les charges extracontractuelles causées par des circonstances imprévisibles, extérieures aux parties et bouleversant l’économie du contrat, le juge administratif peut octroyer une indemnité d’imprévision. Si la situation d’imprévision est constatée, et en cas de désaccord des parties sur les conditions spéciales dans lesquelles le cocontractant pourra continuer le service ou la prestation ou lorsque l’accord des parties est insuffisant à éviter le bouleversement de l’économie du contrat, ou encore, lorsqu’il s’agit d’un contrat administratif, en cas de refus de l’autorité contractante de le modifier unilatéralement, le juge du contrat ne peut, le cas échéant, qu’accorder une indemnité dont le seul objet est de compenser la charge extracontractuelle qui résulte de la situation d’imprévision, mais il ne peut en aucun cas modifier lui-même les stipulations du contrat et les obligations réciproques des parties (CE, 2 novembre 1927, Ville de Saint-Omer, n° 84340 ; CE Sect., 21 janvier 1944, Société d’entreprises et de construction en béton armé, n° 60975) ni se substituer à l’autorité administrative pour réviser les tarifs et, éventuellement, en fixer de nouveaux (CE, 14 janvier 1955, Société La Fusion des gaz, préc.). Par suite, l’octroi par le juge administratif d’une indemnité d’imprévision n’entre pas dans le champ d’application des dispositions précitées du code de la commande publique et des directives qu’elles transposent relatives aux modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles, qui ne concernent que la modification des marchés ou contrats de concession apportées par voie conventionnelle ou, lorsqu’il s’agit d’un contrat administratif, par l’autorité contractante unilatéralement. Il s’en déduit notamment que le plafond, prévu par ces dispositions, de 50 % par modification, du montant du contrat initial, lorsqu’il est conclu pas un pouvoir adjudicateur, ne s’applique pas au calcul de l’indemnité d’imprévision lorsqu’elle est accordée par le juge.

24. Le Conseil d’Etat rappelle, par ailleurs, que les clauses de variations des prix s’appliquent sans préjudice de l’indemnisation de l’imprévision si les conditions en sont réunies. Ainsi, lorsqu’il apparaît que la clause de variation n’a pas joué en fait dans des conditions normales conformément aux prévisions des parties, le juge administratif admet que, pour suppléer à la clause insuffisante, le cocontractant puisse invoquer la théorie de l’imprévision. A cet égard, une jurisprudence constante distingue les clauses de variation des prix ou les avenants qui permettent d’éviter le bouleversement de l’économie du contrat et qui, à ce titre, excluent le droit à indemnité d’imprévision (CE, 13 mai 1987, Société Citra-France et autres, n° 35374), de celles qui, en raison de leur insuffisance à y remédier entièrement, justifient un tel droit (CE, 19 février 1992, S.A. Dragages et Travaux Publics et autres, n° 47265).

Sur la mise en œuvre de la théorie de l’imprévision selon la catégorie de contrats et la forme des prix :

En ce qui concerne l’appréciation du bouleversement de l’économie du contrat selon qu’il s’agit d’une concession ou d’un marché :

25. Il résulte de la définition qu’en donne l’article L. 1121-1 du code de la commande publique, qui transpose les dispositions du paragraphe 1 de l’article 5 de la directive 2014/23/UE susvisée, qu’un contrat de concession implique qu’un risque d’exploitation pèse pour une partie non négligeable sur le concessionnaire et que les éventuelles pertes qu’il pourrait subir du fait de l’exploitation du service ou de l’ouvrage dont il a la charge ne soient pas entièrement couvertes, notamment par le concédant en vertu des stipulations du contrat (CE, 25 mai 2018, Société Philippe Védiaud Publicité et Commune de Saint-Thibault-des-Vignes, n° 416825 ; CE, 9 juin 2021, Ville de Paris, n° 448948). Il s’en déduit que, pour apprécier si la situation est de nature à ouvrir droit à une indemnité d’imprévision au bénéfice du concessionnaire, il y a lieu de prendre en considération la part non négligeable de risque de pertes qu’il accepte nécessairement de courir en contractant et que l’interprétation raisonnable du contrat de concession conduit à laisser, en tout état de cause, à sa charge. Le concessionnaire peut être réputé avoir accepté, par principe, un dépassement du prix limite de revient plus élevé que le titulaire d’un marché public, sous réserve des clauses du contrat et de la part de risque qu’elles laissent effectivement à sa charge. En ce qui concerne l’appréciation du bouleversement de l’économie du contrat selon la forme des prix stipulés :

26. Le Conseil d’Etat rappelle que la théorie de l’imprévision, comme celle des sujétions imprévues, s’appliquent au marché à forfait (CE, 19 février 1992, S.A. Dragages et Travaux Publics et autres, n° 47265). Dans le cadre de l’indemnisation de l’imprévision, comme de celle des sujétions imprévues résultant de difficultés matérielles rencontrées essentiellement dans l’exécution d’un marché de travaux, il peut être tenu compte de l’importance du marché à forfait pour estimer que des dépenses supplémentaires, eu égard à la faiblesse relative de leur montant, ne sont pas de nature à bouleverser l’économie du contrat (CE, 19 février 1975, Ministre d’Etat chargé de la Défense nationale c/ Société Entreprise Campenon-Bernard et autres, n° 80470). L’indemnisation de l’entrepreneur au titre de l’imprévision est toujours soumise à l’exigence du bouleversement de l’économie du marché, qu’il soit conclu à prix global et forfaitaire ou à prix unitaire. Ainsi, le caractère forfaitaire des clauses financières d’une concession ne peut, à raison du bouleversement de l’économie du contrat, faire obstacle à l’allocation d’une indemnité pour les nouvelles charges extracontractuelles que le concessionnaire a été obligé de supporter (CE, 8 février 1924, Société l’Omnium français d’électricité, n° 73906). Il n’en va autrement que s’il résulte clairement de la commune intention des parties, notamment du caractère général et absolu du forfait et de la renonciation du cocontractant à toute nouvelle indemnité, qu’elles ont entendu, en signant un avenant au cours de la situation d’imprévision, renoncer à toute compensation supplémentaire (CE, 2 février 1923, Compagnie française d’éclairage et de chauffage par le gaz, n° 72521). Il n’y a pas lieu d’apporter une réponse différente dans le cas où le prix stipulé fait référence à un prix public régi par les articles L. 112-1 et suivants du code de la consommation.

Sur l’inscription de l’indemnité d’imprévision dans le décompte général et définitif :

27. Lorsque les parties prévoient l’établissement d’un décompte général et définitif, en vertu du principe de l’unité de ce décompte, l’ensemble des opérations auxquelles donne lieu l’exécution d’un marché, notamment de travaux publics, est compris dans un compte dont aucun élément ne peut être isolé et dont seul le solde arrêté lors de l’établissement du décompte général et définitif détermine les droits et obligations définitifs des parties (CE, 2 avril 2004, Société Imhoff, n° 257392). 28. L’indemnité d’imprévision visant, ainsi qu’il a été dit, à compenser les charges extracontractuelles subies par le titulaire, elle ne peut être regardée comme une conséquence financière de l’exécution du marché. Dès lors, qu’elle soit allouée par décision unilatérale de l’autorité administrative, négociée dans le cadre d’une convention d’indemnisation ou octroyée par le juge administratif, elle n’a pas à être inscrite dans le décompte général et définitif, à la différence des indemnités allouées à l’entrepreneur au titre des sujétions imprévues (CE, 31 juillet 2009, Société Campenon Bernard et autres, n° 300729). Au demeurant, la fin du contrat, notamment sa fin anticipée par résiliation, ne faisant pas, à elle seule, obstacle à l’octroi d’une indemnité d’imprévision (CE, 10 février 2010, Société Prest’Action, n° 301116), il ne peut être exclu que le bouleversement de l’économie du contrat par suite de circonstances imprévisibles ne puisse être établi qu’après complète exécution du marché et que l’indemnité due éventuellement aux entrepreneurs à raison des charges extracontractuelles qu’ils ont eu à supporter ne puisse être utilement réclamée par eux qu’après notification du décompte général et définitif.